Le 180° de la prof de Maths

Le 180° de la prof de Maths

Saloua Maillefer nous partage ce qu’elle a mis en place dans ses classes de maths (de 9 à 11H) en se lançant dans l’aventure de « la classe inversée ». Un grand merci à elle d’avoir pris le temps de nous partager son expérience. Il est précieux pour nous de voir comment un 180° peut s’incarner à l’école.

Du contrôle à la responsabilisation: le 180° d’une prof de maths

Je suis enseignante de mathématiques pour les adolescents et c’est mon métier de rêve. Et pourtant, avant même d’atteindre mes 10 ans d’enseignement, je m’essouffle déjà. Comment est-ce possible ?

Enseignement traditionnel– Quelques constats

J’ai analysé l’enseignement traditionnel communément pratiqué dans nos écoles et j’ai fait une série de constats :

  • Un enseignant prépare son cours et doit être capable de le dispenser quelles que soient la disposition et la motivation de ses « spectateurs ».
  • Le travail de l’enseignant se mesure à l’apparence de la classe (calme, participation, ordre et propreté, mise au travail apparente des élèves) et non aux processus cognitifs qui s’opèrent dans leurs têtes . Les mauvais résultats des élèves reflètent leur mauvaise volonté, leur manque de travail et d’implication, mais rarement un problème dans la méthode d’enseignement, dans la pertinence des programmes ou dans les défaillances du système éducatif. Cette vision de causalité linéaire s’oppose à la systémique selon laquelle le monde est perçu dans une logique de causalité circulaire .
  • L’enseignant doit pouvoir rendre des comptes à son institution à chaque moment. Il n’est cependant jamais évalué. Sa satisfaction est proportionnelle à ses efforts fournis, à l’illusion de quantité de matière « transmise » et non aux apprentissages réellement acquis.
  • L’enseignant n’échappe pas à des actions de contrôle, de sanction et de stigmatisation des élèves, souvent fixées par l’établissement.

En classe, j’avais parfois l’impression de jouer un one-woman-show devant un public distrait.

De plus, il m’arrivait de ne plus me rappeler si j’avais déjà expliqué une notion ou était-ce il y a une année ? Deux ans ? Trois ans ? Lors de notre formation pédagogique, on nous répétait que « les bons élèves n’ont pas besoin d’enseignant ». Si les bons élèves sont capables d’apprendre sans mon aide et que je n’ai que rarement le temps de m’occuper des élèves qui en auraient eu le plus besoin, qu’ai-je donc fait pendant toutes ces années ?

Le besoin de changement

Le constat est consternant : j’ai travaillé durement sur mon one-woman-show mais c’était une manière d’enseigner ni adaptée au 21ème siècle, ni aux besoins des élèves et, surtout, ni à mes valeurs !

Mais que voulais-je au fait ? Je rêvais d’une salle de classe qui se présenterait comme un open-space, un espace de coworking dans lequel chaque élève prendrait la place qui lui correspond. Et pourquoi ne pourrais-je donc pas vivre ce rêve?

J’étais en train de me former à la thérapie brève, quand deux collègues m’annoncèrent fièrement qu’ils entamaient un projet de « classe inversée ». J’ai constaté que cette manière d’enseigner me permettrait faire un « 180 degrés » et de me rapprocher de mes valeurs. C’était devenu une question de survie. L’ampleur du travail qui m’attendait était reléguée au second plan. A quelques heures seulement de la rentrée, j’ai décidé de me lancer et de suivre leurs pas précurseurs.

La classe inversée – Kesako ?

En quoi consiste « ma » classe inversée ? Puisqu’il y a autant de modèles qu’il y a d’enseignants différents.

En début de leçon, je salue individuellement les élèves et leur souhaite bon travail. Cela représente l’unique rituel qui reste de mon enseignement frontal. Les élèves ont, comme avant, un plan de travail par chapitre qui liste les objectifs d’apprentissage, les exercices correspondants, les modalités d’évaluation (dates des tests, durée et moyens de référence). La nouveauté consiste en une liste présélectionnée de vidéos qui expliquent la théorie et que je mets sur une plateforme de l’école.

Pour certains de ces apports théoriques, je recours aux ressources déjà existantes sur le net. J’ai très vite décidé de lancer ma propre chaîne avec comme objectif premier de rendre mes capsules accessibles en tout temps sur les téléphones portables. Cela me permet également d’expliquer et d’exprimer les notions abordées à ma manière.

Le but premier de « la classe inversée » est de donner la visualisation des vidéos comme devoirs et de consacrer les leçons pour la pratique, d’où le nom « inversé ». Étant opposée aux devoirs à domicile, car reproducteurs d’inégalités sociales, j’ai décidé, dans la mesure du possible, de mettre à disposition des élèves des ordinateurs. Ils peuvent ainsi visualiser les vidéos en classe et autant de fois qu’ils le souhaitent.

Tous les corrigés sont évidemment mis à disposition. Les élèves se mettent par groupe, par deux ou travaillent seuls, selon leurs besoins et leurs envies. Ils travaillent à leur propre rythme et s’annoncent quand ils s’estiment prêts pour passer individuellement des petits tests de connaissances de base (tests assimilés) que je corrige immédiatement et en leur présence. Seule échéance commune à toute la classe : la date du test significatif qui clôt le thème.

Les élèves peuvent bouger librement dans la classe entre les poubelles, le robinet, les toilettes et leurs camarades. Tous ces déplacements leur permettent de se créer un moment salutaire et nécessaire de déconcentration. Petite contrainte institutionnelle : S’ils quittent la classe, ils doivent inscrire leur prénom et l’heure correspondante dans un carnet à disposition en vérifiant qu’aucun autre camarade n’est en dehors de la classe en même temps.

Quelques retombées de la classe inversée

Il est intéressant de constater que plusieurs problèmes ne le sont plus s’ils font partie du fonctionnement normal d’une classe. Les élèves hyperactifs, par exemple, le sont moins s’ils ont le droit de bouger. Je suis évidemment encore souvent tentée de contrôler ce que font les élèves mais je résiste. J’ai décidé que si échecs il y a, ils serviront à réajuster la méthode et non à l’abandonner.

Mes premiers sondages au bout de quelques semaines dans les classes montrent que très peu d’élèves regrettent l’enseignement traditionnel. La vision systémique des interactions au sein de la classe me facilitait évidemment déjà la vie avant le passage à la classe inversée, notamment dans les questions liées à la gestion de discipline et des conflits. Avec ce passage à la responsabilisation institutionnalisée des élèves face à leurs apprentissages, je sens que ma posture est d’autant plus cohérente.

Mon nouvel objectif professionnel sonne ainsi : faire de la classe un lieu accueillant et bienveillant, propice au travail scolaire dans lequel chaque élève est responsable de ses apprentissages !

Mon temps à disposition des élèves en difficulté est passé de 20% à 100%. Le déplacement de mon focus sur une disponibilité efficace pour des élèves en demande d’encadrement apaise les relations et améliore l’ambiance de travail. Cela laisse plus de place à l’humour et au partage.

Deux surprises ont émergé au bout de quelques jours de pratique :

1. Je me suis volée la vedette en abandonnant « le spectacle solo », mais je l’ai aussi volée aux élèves « stars ».

 2. La dynamique de la classe ne repose plus uniquement sur mes épaules. Une classe fonctionne grâce à ses élèves. Cet aspect inattendu a pour conséquence de diminuer l’épuisement, la pression et de faciliter considérablement la tâche aux remplaçants ou à moi-même les jours de grande fatigue.

C’est si paisible la vie d’une prof de math après un 180°. Les challenges à relever touchent dorénavant la créativité face au défi central du métier : La motivation, la construction des apprentissages et, cerise sur le gâteau, une évaluation juste et crédible.

« Le principe est si logique et intuitif qu’on se demande comment est-ce possible d’enseigner encore autrement », m’a dit une stagiaire qui est venue observer une classe inversée.

Saloua Maillefer

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